samedi 16 novembre 2019

Celle qui nous a transmis son nom

Elle était assise sur un banc de pierre, le regard tendu vers la ligne de montagne se détachant derrière le clocher de l'église. A vue de nez, elle devait avoir à peu près mon âge mais paraissait beaucoup plus usée par les années. Cette fois-ci, j'avais décidé de ne pas finasser, de jouer cartes sur table.

"Egun on ! Vous êtes Catherine Eppherre ?
- C'est mon nom. Et vous ?
- Je suis Marie, votre descendante à la huitième génération. Vous savez, je rêvais de vous rencontrer. Car c'est à vous que je dois mon nom. Et qu'elle n'a pas été ma surprise de voir qu'à trois siècles d'écart, il s'orthographiait toujours de la même façon ! 
- Oh, vous savez, moi je n'ai jamais appris à écrire.
- Oui, je sais. Qu'est-ce que ça peut m'agacer de lire dans les actes notariés : la femme autorisée et congédiée par son mari et de le voir signer à votre place ! Mais au bout du compte, c'est vous qui avez gagné.
- Comment ça ?
- Et bien, non seulement vous êtes l'héritière de la maison Eppherre de Barcus mais c'est votre nom à travers elle que vous nous avez transmis alors que nous aurions dû prendre le patronyme de votre mari Jean Saru. 
Ce nom, on le porte fièrement jusqu'à maintenant. Par exemple, mon père, Dominique Eppherre, est l'exact homonyme de votre grand-père et de votre fils aîné. D'ailleurs, c'est une tradition qui a perduré jusqu'au milieu du XXe siècle, tous les aînés se prénomment Dominique. Avez-vous une idée du nombre de Dominique Eppherre dans mon arbre ? Vingt-et-un !
- Comment vous savez tout ça, vous ?
- Je suis généalogiste, enfin ... amateure. Mais j'ai quand même coécrit un livre sur le sujet car la généalogie basque, c'est drôlement compliqué ! Tenez, vous par exemple, vous êtes doublement mon aïeule : je descends à la fois de votre fils aîné Dominique par son cadet Simon Eppherre dit Recalt, et de votre cadet, François Eppherre dit Iriart. Nous savions que le berceau de la famille était à Barcus mais sans vous, nous ne serions pas là ! 
- Vous m'en direz tant !
- Ah, j'ai remarqué autre chose à propos de votre mère Marie Satçoury qui a épousé en secondes noces le frère aîné de votre mari.
- Ne m'en parlez pas, quelle peau de vache, celle-là ! Savez-vous qu'elle nous a traînés chez le notaire Carricondo ? Prétextant qu'elle s'était chargée de l'administration de la maison Eppherre pendant six ans avec son deuxième mari Dominique qui, en effet, est le frère aîné de mon mari Jean, elle a demandé sa part de l'héritage. Nous avons dû mon mari et moi leur verser 225 livres en argent comptant ! Mais bon, j'aime beaucoup ma demi-sœur, Marie Saru, alors je pardonne à notre vénale de mère, que Dieu ait son âme !
- Demi-sœur qui est aussi la nièce de votre mari et qui à son tour deviendra héritière de la maison de Saru et donnera son nom à une autre lignée de Barkostars
- C'est vrai, je n'y avais pas pensé. En somme, c'est nous les femmes qui avons tout fait ici !" conclut Catherine, en partant d'un grand éclat de rire. Sur ce, elle arrange quelques mèches échappées de son burukoa, époussette son tablier, fait claquer ses sabots, se lève et s'en va en me faisant un petit signe de la main.

Je la regarde s'éloigner, cette aïeule qui avait 10 ans à la mort de Louis XIV, n'aura connu que l'Ancien Régime et qui pourtant, à elle seule, illustre un modèle plutôt moderne : la famille matrilinéaire basque...

Ce billet a été réalisé dans le cadre du RDV Ancestral, un projet d'écriture mêlant littérature et généalogie. La règle du jeu est la suivante : je me transporte dans une époque et je rencontre un aïeul. Pour retrouver mes précédents billets sur ce thème, suivre le libellé #RDVAncestral.

Lexique :
Egun on : bonjour (se prononce egoun oun en souletin)
Barkostars : habitants de Barcus (Barkoxe en basque)
Burukoa : petit filet en dentelle blanche recouvrant les chignons de nuque

Sources : AD64 (Minutes notariales)
Illustration : Valentin de Zubiaurre (1879-1963)