samedi 20 avril 2019

Les deux testaments d'Anne D'Etchahon

En ce 27 avril 1786, Maître Pierre Darhan, la petite trentaine, demande à son premier clerc de lui apporter le testament établi par son défunt père de la Dame Anne D'Etchahon, veuve d'André Darhanpe, marchand et ancien jurat de Tardets. Malgré l'habitude, il a toujours un mouvement de recul au moment de déchiffrer les pattes de mouche de celui dont il a hérité la charge.

La famille Darhanpe est bien connue dans cette petite bourgade de Haute-Soule. Les aînés ont tous fait de beaux mariages, à l'exception du cadet Grégoire qui a choisi d'entrer dans les ordres et du benjamin, Jean-Pierre qui se destine à une carrière militaire. Le jeune notaire royal n'a encore jamais rencontré Madame Darhanpe mère mais il sait qu'elle passe pour une femme de caractère. Il relit le précédent testament datant de cinq ans auparavant, affûte sa plume, la met dans sa besace et se dirige vers le bourg mitoyen de Sorholus. 

Moi aussi, je suis sur les traces depuis longtemps de cette aïeule qui m'a donné du fil à retordre et je décide donc d'emboîter le pas de l'homme de loi. Les minutes notariales ne faisant pas mention de l'âge des parties en présence et les registres de l'Ancien Régime de la Soule étant très lacunaires voire quasi inexistants, je ne connais que par bribes la biographie d'Anne D'Etchahon. Je sais qu'elle est la fille de Martin, propriétaire de la maison d'Etchahon d'Abense-de-Haut et d'Engrace d'Etchecopar dite d'Argat, surnommée "Grachiqui". 

D'après mes déductions, Anne a dû naître vers 1727 à Abense-de-Haut. Elle s'est mariée une première fois avec un certain Bernard de Galtier, décédé prématurément sans descendance mais qui lui a laissé deux maisons, celle de Galtier et celle d'Appeceix. Ce nom dont était affublée mon ancêtre Anne Darhanpe dite d'Appeceix m'a longtemps laissée perplexe jusqu'à ce que je comprenne que sa mère lui avait fait cadeau de cette maison. Mais n'anticipons pas. 

Celle que le notaire s'apprête à rencontrer, moi sur ses talons, a presque 60 ans et ne nous reçoit pas dans sa maison d'Arhanpé de Tardets où elle habite mais dans une autre demeure cossue de Sorholus. Une servante nous introduit auprès de la malade alitée. Elle se croit à l'article de la mort mais moi qui lis dans les grimoires, je pourrais la rassurer, elle vivra encore dix-sept ans. Elle serait sûrement surprise d'apprendre que la date de son décès sera même transcrite selon un calendrier républicain !

En effet, trois ans avant la Prise de la Bastille, pas sûr que la Dame Darhanpe n'ait conscience des soubresauts qui agitent le peuple ni du destin qui attend son benjamin, futur chef des Chasseurs basques dans le conflit qui verra s'affronter les Conventionnels français et les Royalistes espagnols. Pour l'heure, ne me prêtant aucune attention, elle dicte ses dernières volontés au notaire. Bien qu'elle révoque le précédent testament, les changements entre les deux versions me semblent minimes.

Son légataire et principal héritier est son fils aîné, Pierre Darhanpe, négociant et futur maire de Tardets qui lors du précédent testament a déjà reçu la coquette somme de 12000 livres en faveur de son mariage avec Marianne Despeldoy. Elle lègue 150 livres à sa fille aînée, Anne, remariée entre temps à Jean Duthurburu* laquelle, au moment de son premier mariage avec Jean Dastugue, avait reçu la maison d'Appeceix.

Les cadets Grégoire et Jean-Pierre, et Engrace, femme d'Aguer de Licharre se verront remettre également 150 livres et son autre fille Marie, épouse de Pierre de Rospide de Sorholus, 450 livres. A mon humble avis, tout ceci ne me paraît guère équitable mais je suppose qu'il y a eu des dots au moment des mariages des trois filles et des legs dans le testament du père.

Au moment de se rapprocher du Seigneur, Anne veut que la somme de 205 livres soit immédiatement employée après son décès pour célébrer des messes pour le repos de son âme. Elle y ajoute 18 livres pour l'église Sainte-Luce de Sorholus, 15 livres pour les nécessiteux du bourg de Sorholus, et 12 livres à destination de la Confrérie du Saint-Sacrement.

Le notaire lui fait ensuite lecture du testament avec explications en "langue vulgaire basque", signe et fait signer deux témoins, l'un de Tardets et l'autre de Sorholus. Mon aïeule ne signe pas, elle ne sait pas écrire. Quant à moi, j'observe une dernière fois la scène à la dérobée avant de m'éclipser. 

*Jean Duthurburu est le fils de Grégoire Duthurburu que j'avais rencontré lors d'un précédent RDVAncestral.

Ce billet a été réalisé dans le cadre du RDV Ancestral, un projet d'écriture mêlant littérature et généalogie. La règle du jeu est la suivante : je me transporte dans une époque et je rencontre un aïeul. Pour retrouver mes précédents billets sur ce thème, suivre le libellé #RDVAncestral.

Sources : AD 64 (Etat civil et minutes notariales), Gen&OGeneanet
Illustration : Mauricio Flores Kaperotxipi "La dame à l'éventail"