samedi 15 septembre 2018

De l'autre côté de la frontière

Le raidillon était plus ardu que je ne le pensais, mes chaussures n'étaient pas adaptées et je transpirais à grosses gouttes sous un soleil traitre pour la saison. Je me maudissais in petto d'avoir laissé ma voiture dans le premier parking croisé en arrivant au village. Habituée aux cimetières du Pays basque côté français, j'étais sûre de trouver celui-ci accolé à l'église.

Première déception, celle-ci était fermée et, vu l'heure, celle de la sieste sacrée dans ces contrées, il n'était pas question que j'aille toquer à la porte de la mairie pour voir si l'on pouvait me prêter la clé. Dommage, j'avais tant de fois noté son nom au regard des actes de baptême et de mariage que Santiago Apostol m'était devenue familière.

Je contournai l'imposant édifice sans grâce qui se dressait le long de la route principale, celle de Compostelle, et finit par apercevoir ce fichu cimetière mais pour l'atteindre, il me fallait venir à bout d'une interminablemontée. Enfin, je poussai le portail en fer forgé et aussitôt, je fus happée par la beauté paisible du lieu.

Un alignement de vieilles pierres tombales me faisait face, certaines discoïdales comme j'avais pu en voir en Soule ou en Basse Navarre, d'autre plus curieuses, cruciformes en bois blanc orné de liserés noirs et pansues à la base. Je commençais à déchiffrer les noms sur les tombes quand une voix féminine m'interpella en basque. Une vieille femme toute voûtée venait de se matérialiser devant moi.

"Ez dut euskara mintzo, je ne parle pas le basque, désolée.
- Je vois. Espagnol, peut-être ?
Si, Señora."
La question de la langue étant réglée, nous pouvions reprendre notre discussion.

"Quel nom cherchez-vous ?"
- Urrizaga, c'est le nom de jeune fille de mon arrière-grand-mère, Gracianne. Elle n'est pas enterrée là mais à Garazi*, je crois, mais comme toute sa famille était de Valcarlos..."
"Luzaide" me reprend-elle sèchement en donnant au village son nom basque. Mon ama aussi se prénommait Graciana mais on l'appelait plutôt Engracia."

Oups, je ne pensais pas être remontée si loin dans le temps ! Je visualise mentalement cette branche de mon arbre et j'en conclus que sauf erreur, je suis en présence d'une fille d'Engracia Urrizaga née en 1747, sœur cadette de mon aïeul Domingo. Mon interlocutrice par conséquent a dû voir le jour dans la deuxième moitié du 18e siècle et au vu de son grand âge, nous devons être en 1850 ou 60 !

Ma lointaine parente poursuit, se parlant plus à elle-même qu'à moi : "C'est qu'elle n'a pas eu la vie facile, ma mère, et celle-ci s'est terminée en véritable tragédie.
- Racontez-moi...
- Elle s'est mariée en 1778 à 31 ans avec un veuf, Pedro Erramuzpe. Elle a élevé ses deux fillettes de 4 et 2 ans, mes demi-sœurs, Maria et Dominica, puis elle m'a eue moi, Juana, et ensuite, ma petite sœur Engracia.

Pendant une quinzaine d'années, tout allait bien, mes parents étaient les maîtres de Praxemuño, une grande maison en bordure du Chemin de Saint-Jacques et les pèlerins s'arrêtaient chez nous. Ils trouvaient là un gîte confortable et le couvert, et ça nous faisait un petit pécule. Et puis la guerre est arrivée".

"La guerre ?"
- Vous êtes Française, non ? (aïe, je suis démasquée), vous avez bien dû entendre parler de la guerre de la Convention contre l'Espagne ? En fait, c'est notre roi, Carlos VII de Bourbon qui a déclaré la guerre aux Républicains français, il a moyennement apprécié que ceux-ci coupent la tête de son cousin Louis XVI ! Malheureusement, notre armée n'a pas été assez forte pour repousser les assauts de vos sans-culottes aidés des bataillons de chasseurs basques".

"Et donc, le 25 avril 1793, la foudre nous est tombée dessus. Toutes les maisons sur le passage de ces hordes de sauvages ont brûlé. Ceux qui avaient des bordas** dans la montagne s'y sont réfugiés et ne sont revenus dans le village que trois ans après. L'église aussi est partie en fumée, celle que vous voyez en bas, c'est la nouvelle, elle date de 1802.

Avec mes parents, nous avons dû fuir et nous installer chez des parents à Orreaga, Roncesvalles si vous préférez ou mieux, Roncevaux comme disent les Français. C'étaient des temps terribles, il faisait froid, on avait faim, et comme si ça ne suffisait pas, il y a eu une épidémie de typhus. Mon père est mort le premier, en 95, ma mère l'a suivi en 96... Mes sœurs... Mais à quoi bon remuer tout ça ? Le passé est le passé."

Je fis un pas vers elle et lui touchai la main qu'elle repoussa, visiblement peu habituée aux effusions. Elle me désigna la porte du cimetière, et sans façon, me poussa vers la sortie en agrippant mon bras de ses doigts noueux. Une maîtresse femme cette Juana me dis-je en mon for intérieur.

Nous redescendîmes ensemble vers le village, sans échanger un mot.

* Donibane Garazi est le nom basque de Saint-Jean-Pied-de-Port (Pyrénées Atlantiques), Garazi pour faire court.
** Borda, ferme dans la montagne souvent annexe de l'habitation principale. 

Sources : FamilySearch, Geneanet. Un grand milesker à José Luis Erramuzpe pour sa précieuse documentation sur les conséquences de la Guerre de la Convention contre l'Espagne sur les populations frontalières. 
Illustration : Valentin de Zubiaurre, Retrato de Mari Tere. 

Ce billet a été réalisé dans le cadre du RDV Ancestral, un projet d'écriture mêlant littérature et généalogie. La règle du jeu est la suivante : je me transporte dans une époque et je rencontre un aïeul. Pour retrouver mes précédents billets sur ce thème, suivre le libellé #RDVAncestral.
 

4 commentaires:

  1. Une randonnée sportive au Pays Basque et dans le XVIIIème siècle aussi.
    Pour ce #RDVAncestral , il ne faut pas reculer devant l’effort pour rencontrer ses ancêtres !

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    1. Merci Marie ! Ma visite (réelle, celle-là) m'a marquée et tout est vrai, la chaleur écrasante alors que nous étions en avril (!), la montée vers ce cimetière perché et éloigné de l'église, les curieuses tombes.
      Tout sauf la rencontre, bien sûr, mais la "trame historique" reste vraie. Quelle époque !

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  2. J'ai beaucoup aimé ce récit et cette rencontre dans ce cimetière en Pays Basque. On ressent le poids des années et des évènements sur les épaules de ta lointaine parente.

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    1. Milesker Sébastien, quand je suis tombée sur l'histoire d'Engracia Urrizaga, victime de la Guerre (méconnue) de la Convention, j'ai senti que je "tenais" quelque chose. Ma visite au cimetière de Valcarlos a fait le reste :)

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