samedi 24 février 2018

Les dernières prières d'Engrâce

Saint-Just-Ibarre, lundi 20 mars 1916
Ma très chère Elisabeth,

C'est avec un immense chagrin que j'ai appris que ton fils Michel était porté disparu à Verdun. Avec trois fils à la guerre, je sais qu'on ne vit plus, on survit dans l'attente de la mauvaise nouvelle qui viendra nous crucifier. Nous-mêmes, comme tu le sais, avons perdu notre Dominique dès septembre 1914 et je me bats depuis pour qu'on nous rende son corps mais j'ai bien peur de ne plus être là pour l'accueillir.

Ma santé décline de jour en jour, je me sens tout le temps oppressée, j'ai parfois l'impression d'étouffer, et mes pauvres jambes sont tellement percluses d'oedèmes qu'elles ne me portent plus. Je suis retournée consulter à Mauléon ce cher Docteur Casamayor de Planta mais il ne s'est pas montré très optimiste. Je ne me m'accroche que dans l'espoir d'une prochaine permission de Battitta*.

Quelle horreur cette guerre ! Je n'ose plus sortir de peur de croiser une de mes anciennes élèves endeuillée par la perte d'un frère ou d'un fiancé. J'évite notre maire même si je le plains sincèrement de la cruelle mission qui est la sienne.  Je ne vais même plus à la messe, je reste recluse dans ma chambre à prier. 

Je prie, ma chère soeur, pour que ton Michel soit prisonnier quelque part et qu'il te revienne. Je prie pour que le corps de mon fils repose enfin dans la terre qui l'a vu naître. Je prie pour que les trois fils de notre frère Joseph qui a déjà connu la douleur d'en perdre un, soient épargnés. Je prie pour que tous mes neveux et mon fils bien-aimés rentrent sains et saufs. Je prie pour tous ces jeunes de nos villages si loin de leur pays, et pour que cessent les larmes de leurs mères...

S'il faut donner ma vie en échange de la leur, alors je la donne volontiers.

Avec toute mon affection.

Ta soeur dévouée,
Engrâce Irigoyen   

Epilogue : Engrâce Brisé meurt le 17 avril suivant dans sa cinquante-septième année, probablement des suites de son hyposystolie diagnostiquée en 1911. Elisabeth l'apprendra (peut-être) dans une lettre de son beau-frère Martin, ce que j'ai raconté dans mon premier rendez-vous ancestral
Martin Brisé se remarie le 23 décembre 1918 à Saint-Just-Ibarre avec une certaine Charlotte Haramburu de 40 ans sa cadette. J'ignore s'ils ont eu des enfants. 
Le sous-lieutenant Jean-Baptiste Brisé* est "tué à l'ennemi" à Craonne le 4 juin 1917. De cette génération, neuf cousins germains ont combattu pendant la première guerre mondiale, trois sont décédés, deux ont été grièvement blessés, quatre sont revenus indemnes mais sûrement marqués à vie... 

Illustration : Henri Lerolle, La Lettre, 1890.
Sources : AD64 ; Livrets militaires du 64 ; Dossier d'enseignement d'Engrâce Brisé née Irigoyen (1859-1916) consultable aux Archives départementales de Pau (64) ; sur l'hyposystolie : Dictionnaire médical ; Biographie du Dr Auguste Casamayor Dufaur de Planta (1872-1921) : Réseau des Médiathèques de l'agglomération de Pau

5 commentaires:

  1. Excellente idée que ces courriers successifs, ils permettent de rendre visibles d'une autre manière toutes les personnes de notre généalogie.

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  2. Je prends enfin le temps de lire cette belle suite épistolaire.
    Il semble qu’elles s’adressent à nous ces lettres touchantes. J’ai même pensé qu’elles existaient réellement et que tu les avais découvertes dans tes archives familiales.

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  3. @Fanny-Nésida, oui j'ai bien aimé "l'exercice" aussi mais il faut prendre garde à ce qu'il ne devienne pas trop "enfermant"...
    @Briqueloup, merci de ton retour. Tu n'es pas la seule à l'avoir pensé. D'aucuns m'ont même envié cette découverte ;=)
    La difficulté est plutôt de se mettre dans la peau d'une ancêtre qui écrirait il y a plus de cent ans !

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  4. Leur sang coule dans tes veines jusqu’à ta plume. Indéniablement. Bérangère

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  5. @Bérangère, merci, c'est un joli compliment :)

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