lundi 29 janvier 2018

Retour sur une vie

Avoir partagé le dîner d'Engrâce E. à laquelle j'avais rendu visite sans y avoir vraiment été invitée ne m'autorisait pas à "plomber l'ambiance" en dévoilant à une assistance médusée ce que je savais d'elle. Ainsi aurait-il été parfaitement inconvenant de révéler à mon hôtesse que ce bébé joufflu qu'elle nourrissait au sein n'atteindrait jamais ses six ans. Ni qu'après lui, elle aurait une fillette qui mourrait à sept ans.

Pénétrer dans l'intimité de nos ancêtres fussent-ils morts depuis plus de cent ans demande un minimum d'empathie et de discrétion, tous les généalogistes vous le diront. A l'aune d'une vie de 83 ans, commencée au début du 19e siècle et terminée à l'aube du 20e, je trouve personnellement que celle d'Engrâce, la sœur aînée de mon arrière-arrière-grand-père Raymond, fut plutôt bien remplie.

Sur ses huit enfants, six parvinrent à l'âge adulte, quatre se marièrent et elle eut en tout dix-neuf petits-enfants - en admettant qu'un ou deux n'aient pas échappé à ma vigilance - qu'elle connut tous de son vivant. A sa grande fierté, Jean Arhanegoïty, l'aîné de ses petits-fils, fils de sa fille Marie, devint instituteur à Garindein.

Le second, Dominique Irigaray, fils aîné de Pierre, prit un temps le métier de son père, charpentier, avant de devenir brigadier des douanes et de se marier sur le tard dans les Landes. Tous ses petits-enfants restèrent auprès d'elle en Soule, à Lichans-Sunhar, Sibas ou Haux. Tous sauf les quatre garçons que lui donna sa fille cadette Anna qui suivit son douanier de mari d'abord à Anhaux puis à Bidarray, du côté de Saint-Jean-Pied-de-Port, autant dire au bout du monde.

Disparue en 1893, presque quatre ans après son mari Dominique Irigaray, Engrâce n'eut pas à souffrir des ravages de la première guerre mondiale qui lui prendra trois de ses petits-fils sans qu'elle ne le sache. Sa vie fut comme pour beaucoup, une succession de petits bonheurs et de grandes peines, une vie de labeur aussi, rythmée par les saisons et les exigences d'une terre nourricière rude.

Une vie d'etxeko andere, avec pour prérogatives, l'entretien de la maison et l'éducation des enfants. Première levée, dernière couchée, préparant les repas, confectionnant les miches de pain, astiquant les meubles et les cuivres, régnant sur le potager et le poulailler, puis filant rejoindre son mari et ses aînés aux champs pour sarcler ou faner, s'arrêtant à l'église au retour pour les vêpres sans oublier d'honorer les morts de la famille...

Peut-être au moment de rendre son dernier souffle, Engrâce a-t-elle vu défiler sa vie, ses huit accouchements à la maison, les jours de marché à la foire de Tardets avec son mari pour vendre leurs agneaux, les parties de mus sur le pas de la porte avec les autres femmes du village quand elles prenaient le temps de souffler, son mariage et celui de sa fille Marie, les jours de procession ou de mascarade au son du txistu et des ttun-ttun. Une vie.

Lexique :
Etcheko andere : maîtresse de maison
Mus : dérivé de l'ancien tarot, jeu de cartes figurant des épées, bâtons et coupes d'écus  
Mascarade : de janvier au mercredi des Cendres en Soule, sorte de Carnaval réunissant les meilleurs danseurs du pays
Txistu : flûte à bec à trois trous au son aigrelet. qui se joue de la main gauche, la droite étant occupée par le ttun-ttun, tambourin à cordes basque   
Illustrations : Mauricio Flores Kaperotxipi, jour de fête
Ramiro Arrue : joueur de ttun-ttun et kantiniersa (cantinière) de la mascarade souletine
Sources : AD64, AD40, Registres militaires 64 Genealogie64, Geneanet, Wikipedia
Bibliographie : La vie d'autrefois en Pays Basque de Marie-France Chauvirey, Ed. Sud-Ouest

2 commentaires:

  1. Très beau texte pour restituer un long fil de vie et tout l'entourage d'Engrâce.

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  2. Merci @Fanny-Nésida, tu as bien fait de me pousser à écrire une suite à ce "rendez-vous". J'avais effectué des recherches pendant une semaine et Engrâce méritait bien, même si sa vie a été simple, qu'on s'y attarde un peu...

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