samedi 16 décembre 2017

Le retour du Poilu

Nous sommes à l'été de mes 20 ans et je passe quelques jours de vacances avec ma cousine Jeanne chez ses parents à Aussurucq. Ce village des Arbailles, dans la province basque de la Soule, compte moins de trois-cents âmes, essentiellement des agriculteurs comme Jean-Pierre et Marie, les parents de Jeanne. Ce sont eux qui occupent désormais la maison familiale d'Etcheberria.

C'est l'heure méridienne. Allongée pour la sieste dans mon petit lit en bois surmonté d'un énorme crucifix, je laisse mes pensées vagabonder. Où sont passées ma cousine et son amie anglaise Tricia ? Jean-Pierre est-il reparti aux champs faner ?  Non, il fait trop chaud. Irons-nous demain au cayolar voir Battitta ? La maison est silencieuse, seule Marie s'active en bas. En bonne etcheko andere, elle doit déjà s'atteler au dîner de ce soir.

Soudain, une cavalcade dans l'escalier. Et des cris d'enfants. Bizarre, il n'y a plus - ou pas encore - d'enfants dans cette maison depuis des années.
- "Osaba Battitta est de retour ! Il est de retour !" hurle un gamin d'une dizaine d'années. Une jeune femme portant dans ses bras un bébé de quelques mois, attirée comme moi par tout ce raffut, sort d'une chambre voisine à la mienne.

Nous nous penchons en même temps par-dessus la rambarde pour apercevoir sur le pas de la porte un soldat trapu encore vêtu de sa vareuse malgré la chaleur*, de taille moyenne, visiblement harassé. Il me semble le reconnaître. C'est Jean-Baptiste, un frère aîné de mon grand-père Pierre, le seul en dehors de lui que j'aie connu dans cette fratrie de onze enfants.

Mais voilà qu'attirée par cette animation inattendue, sort à son tour une petite femme aux cheveux grisonnants qui se jette dans les bras du soldat et le serre, le serre à lui faire perdre haleine contre son cœur de mère. Elisabeth, mon arrière-grand-mère, murmure à l'oreille de ce grand fils qui lui est revenu un chapelet de mots doux en basque. Je ne comprends pas ce qu'ils se disent mais l'émotion me submerge.

Tous sont à présent assis autour de la grande table de la salle à manger et entourent le héros. Je me cale dans l'encoignure de la porte, et j'écoute. Je comprends qu'il est question de Michel, le petit frère disparu à Verdun. A la question de son ama, Battitta confirme, oui, il est au courant... Mieux, il se battait lui-même pas très loin au même moment...

"On pense que Michel est tombé le 21 février 1916 au Bois des Caures. Dès 6h30 ce matin-là, les Boches ont déclenché un déluge de feu d'une violence inouïe. Une pluie d'obus s'est abattue sur les positions des première et deuxième lignes tenues par les 1200 vaillants chasseurs du Colonel Driant, mais aussi sur les routes, les carrefours et les cantonnements environnants.

J'ignore où se trouvait Michel mais nous qui étions à l'arrière, nous avons senti la terre trembler ! Plus tard, on nous a dit que pendant ces deux jours meurtriers des 21 et 22 février, plus de 70 000 obus s'étaient abattus sur cette bande de terre d'à peine 1,3 km sur 800 mètres ! Le Colonel Briand et 90% de ses hommes y auraient perdu la vie même si leur résistance a contribué à repousser l'avance allemande sur Verdun... Dia, Michel n'avait aucune chance d'en réchapper."

La voix du soldat s'éteint, la mère et sa belle-fille écrasent une larme, les enfants semblent pétrifiés. Le cœur gros, je retourne doucement dans ma chambre...

* Jean-Baptiste Eppherre (1889-1973) était, pendant la guerre de 14-18 2e canonnier-conducteur au sein du 24° régiment d'artillerie. D'après sa fiche matricule, il est renvoyé dans ses foyers, chez ses parents à Aussurucq, en juillet 1919. Il avait alors 30 ans. Plus tard, il fera une carrière dans les PTT. 

Ce billet a été réalisé dans le cadre du RDV Ancestral, un projet d'écriture mêlant littérature et généalogie. La règle du jeu est la suivante: je me transporte dans une époque et je rencontre un aïeul. Pour retrouver mes précédents billets sur ce thème, suivre le libellé #RDVAncestral.

Lexique :
Cayolar : Cabane du berger utilisée pendant l'estive
Etcheko andere : Maîtresse de maison
Osaba Battitta : Oncle Jean-Baptiste 
Ama : Mère, maman
Dia : Exclamation qui ponctue souvent les débuts de phrase en basque

Illustration : Chtimiste.com "Quatre poilus du 60° RI", celui auquel appartenait Michel Eppherre (1895-1916)
Sources : Mémoire des Hommes, Livrets militaires des Pyrénées-Atlantiques, AD64, Chtimiste.com, Wikipedia, Geneanet : Nos ancêtres dans la Grande Guerre

Pour en savoir plus sur la Bataille du Bois des Caures : Chemins de Mémoire